« On a assassiné les moines de Tibhirine mais on a aussi voulu assassiner l’Algérie. »

Karima Berger « Eclats d'islam » Albin Michel

« je suis plongée dans la lecture des écrits des moines de Tibhirine »

Depuis quelques semaines, je suis plongée dans la lecture des écrits des moines de Tibhirine, assassinés en 1996 en Algérie. Emmenée par Christian de Chergé, le prieur, et par frère Christophe dans ce pays de la pensée christique, lorsque je suis de retour vers le pays de mon Coran, je me trouve étrangement agitée… une morsure. Le feu, le châtiment, la catastrophe, la Géhenne me troublent soudain. Je cherche l’amour et c’est comme si je ne le trouvais plus. Ce don d’amour que ces deux hommes effectuent pour Dieu et qui chaque jour délivre ses faveurs, j’en recherche les signes et je ne les trouve pas, en tout cas pas sous la même forme, pas tels quels. […]

Et puis, si des moines ne parlent pas d’amour, qui en parlerait ? Le Coran admire le don d’amour de ces chrétiens qui consacrent leur vie à adorer Dieu :

« Il y a parmi eux des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil … Lorsqu’ils entendent ce qui est révélé à l’apôtre, tu verras ruisseler leurs yeux de larmes » (5, 82-83).
En réalité, ce qui est commun, c’est moins les signes ou le langage que l’abandon et la soumission à Dieu.

Les moines de Tibhirine réalisent eux aussi un djihad-combat contre leur âme, un combat où il s’agit, « dans la nuit, de prendre le Livre quand d’autres prennent les armes ». Ils sont installés dans Sa volonté, sans dimension sacrificielle ou tragique, ils disent juste que c’est comme un mektoub, un destin à accomplir, ils disent qu’ils sont enracinés dans ce lieu de Tibhirine-Les Jardins, tout près de Médéa, la ville de mon enfance où nous allions avec mes parents le dimanche, en cette contrée que leur destin a située dans ce cœur névralgique appelé le « triangle de la mort ». Ils disent dans leur journal que c’est leur place désignée, qu’ils ne peuvent abandonner leurs voisins. Ils disent que rester malgré le danger, c’est éprouver dans ce lieu le Dieu vivant, un « Dieu envisagé », selon la belle formule de Christian de Chergé.

Karima Berger, « Eclats d’islam », p. 161


« On a assassiné les moines de Tibhirine mais on a aussi voulu assassiner l’Algérie. »

Comme en une filiation ininterrompue, aux Sept Dormants maintenant font écho en moi, depuis la nuit du 26 au 27 mars 1996, les sept moines de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine, martyrs du christianisme mais aussi martyrs de l’Algérie, eux pour qui « l’Algérie et l’islam… c’est un corps et une âme ». On a assassiné les moines de Tibhirine mais on a aussi voulu assassiner l’Algérie.

Ecoutez le témoignage que Karima Berger a donné lors d’une réunion d’un groupe islamo-chrétien (Paris, décembre 2010)

Des informations sur les « Itinéraires Spirituels »

Dans ce monastère de la forêt des Ardennes, leur mort m’a hantée et poursuivie ; eux aussi ont été curieux de cet Autre musulman et ont voulu l’approcher de près. Christian de Chergé, le prieur, enlevait ses sandales avant d’entrer à l’église et jeûnait avec ses voisins musulmans :

« Les attitudes et les mots les plus simples de l’expression spirituelle, disait-il, ignorent les frontières de la religion… : prière du corps gestuée, longue rumination d’une formule litanique, d’un dhikr ou d’une prière de Jésus, d’un mémorial des plus beaux Noms de Dieu. »

C’est à Chevetogne que j’ai décidé qu’un jour, j’écrirai au sujet de leur martyre. C’est là, dans les allées et venues des moines autour de l’autel comme autour d’un buisson de feu, le froufrou de leurs robes, les odeurs de soupe dans le couloir de la salle à manger, celles des toilettes glacées en ce mois de novembre, le nom des offices affichés sous des pochettes plastique - vigiles, nones, vêpres, complies… — c’est là, dans la crypte enveloppée d’encens profonds comme aux premiers temps de Dieu, transportée loin par le tintement des cloches tibétaines à l’entrée de l’église… Tout cela de faits et d’odeurs et de vie à retenir en moi pour un jour, par mon écrit, rendre justice. Je caressais en passant les coules noires suspendues aux portemanteaux alignés à l’entrée de leur réfectoire, je caressais de même en pensée les coules blanches alignées dans le couloir du monastère de Tibhirine, je caressais les têtes passées au fil de l’épée et maintenant suspendues au seul fil de leur âme.

« Quant à toi, ô âme pacifiée, reviens à ton Seigneur, agréante, agréée, entre au nombre de Mes serviteurs, entre dans Mon jardin » (Coran, 89, 27-30).

Tibhirine est tout près de Médéa ; le dimanche, mon père nous emmenait dans ce pays de prairies et de vergers. Le jardin du monastère nous était ouvert, ma mère y installait son repas et moi j’allais chercher de l’eau dans la maison des moines. Je frappais à leur porte et dévisageais les Babbas, étranges étrangers, et leur eau que je rapportais dans une grande cruche de grès me désaltérait, déposant dans ma conscience d’enfant des cristaux de curiosité.

Karima Berger, « Eclats d’islam », p. 250

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