16 avril Fête de Saint Benoît Labre

Benoît Labre, de son siècle, le plus significatif

« Il y a une dialectique de la sainteté dont l’histoire de l’Église offre de nombreux exemples, comme si, au moment où l’humanité trahit son âme, Dieu s’arrangeait toujours pour désigner quelques-uns de ses témoins privilégiés, afin que soit signifié un avertissement solennel. Sainteté : antidote aux poisons qui nous tuent… »

« Son aspect était plus que singulier. Au premier abord, repoussant. Ses haillons ne se souvenaient même plus d’avoir été des vêtements ; il émanait de lui une puanteur affreuse, et il ne fallait pas l’approcher de bien près pour voir que sur sa poitrine couraient les poux. Et cependant, à qui savait l’observer, son visage révélait une noblesse étrange et mystérieuse, comme si l’esprit d’enfance à qui fut promis le Royaume transparaissait sur ces traits décharnés, dans ces yeux caves, sur ces fiévreuses lèvres entrouvertes.

Quelle puissance surnaturelle émanait de lui ? Nombreux étaient les prêtres qui l’avaient vu prier, des heures, au fond de leur église ou sur le seuil, les regards perdus dans une ineffable méditation. Nombreux aussi les fidèles qui, ayant jeté quelques baïoques (monnaie pontificale) dans son écuelle, avaient reçu de lui, avec son merci, des paroles si pénétrantes qu’ils en avaient eu le cœur remué. Des jeunes gens, des religieux, assuraient l’avoir vu en extase, devant le Saint-Sacrement, soulevé du sol par l’élan intérieur dans une posture qui défiait toutes les lois de la pesanteur. Des enfants, à ce qu’on racontait, avaient été guéris simplement parce qu’il leur avait saisi la main.

Et l’on rapportait de lui d’étranges paroles prophétiques où il annonçait que bientôt un feu terrible balaierait sa patrie, que les abbayes où il avait vécu flamberaient, que les hosties seraient profanées et les prêtres persécutés.

L’ermite du colisée, le mendiant des Quarante heures, l’orant extatique des églises, s’appelait d’un vieux nom de France, Benoît Labre, dont les Italiens avaient fait Labré. Il était né, à Amettes-en-Artois, au diocèse de Boulogne, l’an 1748, dans une famille nombreuse, trop nombreuse, de paysans pauvres qui, pour joindre les deux bouts, géraient aussi une modeste épicerie-mercerie dans le bourg. Bien qu’il fût l’aîné, Benoît avait été destiné au sacerdoce, sous la conduite de son excellent oncle, le curé d’Erin.

Mais, alors qu’une carrière tout unie semblait s’offrir à lui, où son intelligence et son application au travail lui garantissaient le succès, sa route, au seuil de l’adolescence, avait soudain dévié. Quelle maladie de l’esprit l’avait-elle saisi alors ? A moins que ce ne fût un mal plus profond encore, la grande faim qui torture les âmes prédestinées, la faim de Dieu. Psychose du scrupule, angoisse et dégoût de soi.

En lisant, dans la bibliothèque du presbytère, les sermons bouleversants du Père Lejeune, le fameux oratorien aveugle qui, au siècle précédent, avait fait courir les foules, le petit Benoît avait découvert à la fois l’insondable misère du cœur de l’homme et le besoin d’une existence plus renoncée. Tour à tour à la porte d’une Chartreuse, puis de la Grande Trappe, puis de celle de Sept-Fons, il était venu frapper. Sans succès. Etait-ce son air d’innocent du Village ou son apparence malingre qui avaient inquiété les prieurs ? La même réponse lui était tombée dessus :
« Mon fils, ce n’est pas à notre Institut que Dieu vous appelle ! »

A quoi donc ? Dans l’épreuve, il avait alors compris. Ce à quoi Dieu l’appelait, ce n’était rien d’autre qu’à une existence radicalement renoncée, calquée sur celle du Fils de l’Homme qui « n’avait même pas une pierre où reposer sa tête », une existence de pauvreté absolue, d’humilité totale et d’abandon. N’être rien, n’avoir rien, se nourrir d’aumônes, loger au hasard sous un porche d’église ou dans un trou de rocher, cela n’était encore rien : il y avait toujours des pèlerins, sur les routes de chrétienté, qui menaient une existence de cette sorte, ce qui leur valait considération.

Benoît souhaitait davantage : devenir le méprisé, le rebut de la terre, celui qu’on chasse de partout, et que les clochards eux-mêmes dédaignent et maltraitent. Peu à peu, il en était venu à cette volontaire négligence de tout soin, de toute hygiène, qui soulevait le cœur des délicats et n’aboutissait que trop bien à lui valoir affronts et avanies. Là seulement dans cet état de mépris, il trouverait la paix, la fin de cette angoisse qui lui mordait le cœur quand il pensait à sa condition de pécheur, jamais sûr d’être absous, jamais sûr de ne pas tomber dans l’abîme. Pour sauver son âme, quel meilleur moyen que de livrer, vivant, son corps à la vermine qui, demain, le rongerait au tombeau ?

Quinze ans durant, il avait donc été le mendiant de l’absolu qui courait les routes de Chrétienté. De sanctuaire en sanctuaire, de relique en relique, de la Vierge noire d’Einsiedeln au Saint Suaire de Chambéry, et de Compostelle à Assise ou à la Santa Casa de Lorette. Un grand chapelet autour du cou, à l’épaule la besace qui contenait, avec quelques croûtes, un volume dépenaillé de l’Imitation et deux ou trois traités d’oraison aussi minables, combien de lieues n’avait-il point parcourues, les jambes enflées et les pieds en sang, souvent si épuisé que de bonnes âmes avaient pitié de lui et le recueillaient dans quelque débarras !

Cette longue errance avait été marquée de maints épisodes cruels ou touchants. Une fois un prêtre l’avait fait emprisonner, le soupçonnant du vol d’un calice ; une autre, parce qu’il s’était arrêté sur le bord de la route, pour ranimer un blessé laissé là par les brigands, on l’avait accusé d’être l’assassin. Combien de fois ne l’avait-on pas chassé à coups de pierres ? Mais tous ces opprobres il les accueillait avec le sourire, comme le don le plus précieux que le Christ humilié puisse faire à ceux qu’il aime, et quand un caillou tranchant lui déchirait la peau jusqu’au sang, il le ramassait et le baisait avec amour.

Tel était l’étrange personnage qui était mort à Rome, le 16 avril 1783, jour du Mercredi Saint, dans la boutique d’un boucher où on l’avait porté après qu’il se fut effondré dans la rue. Telle était la fascinante figure que la foule, patriciens et populace mêlés, s’était ruée pour voir à Notre-Dame-des-Monts.

Un saint ? Quand, par hasard, il avait entendu voltiger ce mot autour de ses oreilles -il santo ! il santo ! - Benoît Labre s’était enfui, le cœur plein d’épouvante. Un saint, lui ? Allons donc : le plus misérable des pécheurs, il ne le savait que trop. Et cependant c’est bien ainsi qu’il nous paraît : le plus étonnant des saints de son siècle, le plus significatif aussi. Cet homme qui aura tout refusé de ce qu’aimaient ses contemporains, le confort matériel, les plaisirs de la vie, les joies de l’esprit, ne dirait-on pas qu’il a été placé là par Dieu tout exprès pour donner une leçon au monde ? « Il y a une dialectique de la sainteté dont l’histoire de l’Église offre de nombreux exemples, comme si, au moment où l’humanité trahit son âme, Dieu s’arrangeait toujours pour désigner quelques-uns de ses témoins privilégiés, afin que soit signifié un avertissement solennel. Sainteté : antidote aux poisons qui nous tuent… »

Ainsi, pour protester contre les emprises de l’argent, surgit en son temps le Poverello d’Assise ; contre les puissances déchaînées de la violence, Monsieur Vincent ; ainsi au siècle qui suivra celui de Labre, contre l’orgueil luciférien des hommes, le curé d’Ars et son esprit de pénitence, la petite Thérèse et son humilité. Au cœur du XVIII° siècle impie et jouisseur, le mendiant du Colisée tient à merveille ce rôle : aux jours de Voltaire et de l’Encyclopédie, sa prière incessante a valeur de protestation. Sans doute ne comprenaient-ils pas cela si profondément, tous ceux qui, des jours et des nuits, envahirent l’église où reposait sa dépouille, débordant le service d’ordre de la Garde Corse, se battant pour essayer d’arracher à sa dépouille quelques reliques, et réclamant du mort des miracles… qu’il fit. Mais à travers les manifestations de la ferveur populaire, un grand témoignage était donné à ce mystère sans cesse renouvelé, qu’est la présence de la sainteté en notre monde ».

Daniel Rops : L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme (p. 348)

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