La captivité (3) : travail à la ferme

Mémoires du F. Charles Bonnet (suite) - La vie dans la ferme n’est pas trop désagréable. Sur le plan spirituel nous étions abandonnés.

C’est l’inspecteur qui nous accueille gentiment. Il demande à chacun sa profession : tant bien que mal, par gestes, on arrive à se faire comprendre, sauf pour moi. Les gestes ne suffisent plus, lorsqu’un camarade lance : « professeur ». A ce mot, l’Inspecteur se redresse et salue de la tête. Dans ce village de ferme, je serai le professeur et deviendrai l’interprète sans savoir un mot d’allemand. Personne ne veut parler cette abominable langue. Mais, l’un de nos gardiens veut apprendre les rudiments de français ; aussi, chaque jour, je bénéficie d’une heure de moins au travail des champs, pour donner mon cours ; nous nous exprimons tant bien que mal en anglais, mais sa mémoire est revêche, et bientôt il est rappelé à la compagnie. Par contre, je suis en possession d’un certain vocabulaire qui m’aide à comprendre les gens. De plus, tous les ordres passent dorénavant par moi.

La vie dans la ferme n’est pas trop désagréable,

d’autant plus que par un vasistas descellé, nous pouvons en toute tranquillité marauder les pommes du châtelain : l’inspecteur le sait, mais jamais il ne nous dénoncera : il a été prisonnier en Normandie des Anglais. De ceux-ci, il garde un mauvais souvenir, mais des Français, il ne dit que du bien.

Durant des mois, aucun secours religieux quelconque.
A force d’insister auprès des responsables, nous obtenons un jeune prêtre comme aumônier. De ce jour, nous pouvons assister de temps en temps à la messe du dimanche à la ville voisine, dans une église réservée aux prisonniers. Pour occuper nos loisirs dominicaux, nous chassons les oiseaux et capturons même un faon. Il sera dévoré par les 15 membres du Kommando. Une autre fois, ces forestiers nous offriront une belle biche (40 kg au moins). L’amener à la baraque fut un vrai travail de Sioux sur le sentier de la guerre. Sitôt la porte cadenassée, la bête fut dépecée, cuite, et dévorée dans la nuit. La ventraille fut jetée dans le champ voisin, et la peau déposée devant la porte du garde-chasse, notre espion …

Deux ans dans cette ferme nous ont appris un tas de choses sur l’agriculture allemande :
culture des betteraves sucrières (25 ha), pommes de terre (100 ha), mises en silo ou distillées, céréales (100 ha), prairies artificielles. La ferme compte 400 moutons, 200 porcs, 35 chevaux ou bœufs, 70 vaches laitières, des génisses, un taureau imposant par sa masse. Tout est pesé, numéroté et scientifiquement organisé. Des forêts magnifiques entourent une partie de la propriété, où deux troupeaux de biches, forts chacun d’une quarantaine de bêtes s’ébattent librement, mais appartiennent à … GOERING.

Deux fois par an, a lieu une battue, pour amener aux chasseurs le plus beau « cor » du troupeau. Nous avions, ce jour-là, un casse-croûte supplémentaire.

L’inspecteur était un homme de jugement

En été, les moissons occupaient tout le monde : les prisonniers étaient au déchargement des gerbes ou des pommes de terre. Il faut dire que l’arrachage des pommes de terre était payé au nombre de paniers. C’était surtout des femmes venues en camion de la ville voisine. L’Inspecteur comprit vite que travailler à la pièce n’était pas conforme avec notre « profession ». C’était un homme de jugement, et dans le fond, d’une certaine bonté de caractère.

Un jour, il nous sauva d’une mauvaise situation : voici comment. Un prisonnier me fait penser un peu à mes « hamsters », qui ramassent et emmagasinent tout ce qui passe à leur portée ; chacun d’entre nous avait donc fait ample provision pour l’hiver, de pommes chapardées un peu partout. Comme notre chambrée n’était autre que l’écurie réservée aux chevaux de luxe de la patronne, nous avions beaucoup de place dans les mangeoires, au-essus des râteliers, et sous les paillasses.

Or, un jour, plusieurs camarades furent surpris, par une nuit d’encre, par le garde-chasse, à cueillir des fruits. Lorsque le garde, accompagné de l’Inspecteur et de la sentinelle arrive à la baraque, tout le monde était rentré, mais la vindicte du garde n’était pas assouvie ; il provoqua une perquisition dans notre logement. Avant la visite, l’Inspecteur m’en avait avisé, indiquant bien qu’il n’était pour rien dans l’affaire.

En l’espace d’une heure, par notre vasistas, donnant sur les champs, des centaines de kilos furent déménagés et mis en lieu sûr, si bien que, de ce jour, le fameux garde, non seulement ne nous soupçonna plus, mais s’offrit même à nous vendre des pommes …

Sur le plan spirituel nous étions abandonnés

Sur le plan spirituel, à part quelques messes dominicales, nous étions abandonnés, les gens de l’agglomération n’ayant que la religion du travail pour vivre, sans aucun de ces moments de fête que sont nos kermesses ou vogues. Une vie abrutissante au service du petit hobereau, comme les serfs du Moyen-Age. Chaque mois, la distribution de farine, pommes de terre et quelques produits de première nécessité, a lieu dans la cour du château : chaque famille reçoit, au prorata de ses effectifs. Notre cuisinière touche pour nous.

Dans cette vie terre à terre, j’essaie de maintenir le moral : garder ses distances avec nos geôliers, civils ou militaires ; contacts étroits avec les autres déportés Italiens, Hongrois, Polonais, Ukrainiens… Quelques essais peu concluants de prière commune ; maintien d’une grande propreté : les poux et les puces nous ont quittés définitivement ; provoquer les agréments d’une cuisine à la « française ».

Les enfants viennent à travers les barbelés, goûter nos spécialités. C’est ainsi qu’en faisant la grimace, mais se léchant les doigts, ils dégustent les escargots, les frites, les beignets aux pommes, etc. Le jeu tient une grande place dans nos distractions, ainsi que l’ouverture des colis Pétain, devant lesquels les gardiens restent bouche bée ; mais c’est le chapardage qui procure le plus de satisfaction et nous aide à vivre décemment. Beaucoup de temps est consacré à la lecture (trop rare) et au raccommodage des frusques.

(Mémoires inédits de fr Charles Bonnet)

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