La bonne foi des missionnaires blancs (p. 155)

Les manifestations de la « supériorité naturelle » de l’homme blanc laissent le plus souvent transparaître une « bonne foi » paisible.

Les manifestations de la « supériorité naturelle » de l’homme blanc ne s’expriment pas toujours sur un ton aussi délirant. Elles laissent le plus souvent transparaître une « bonne foi » paisible. Cette dernière, parce qu’elle est sourde à elle-même, n’en est que plus redoutable. On en trouve quantité d’exemples quand on se penche sur la longue aventure missionnaire.

Ni les pères blancs, ni les presbytériens anglais de la London Missionnary Society, ni les curés intrépides des Missions étrangères de Paris n’étaient évidemment des « salauds » au sens sartrien du terme. Bien au contraire, ils comptaient dans leurs rangs des hommes admirables, à la fois intrépides et dévoués. Aux XVIè et XVIIè siècles, la plupart étaient sincèrement convaincus qu’ils venaient libérer les peuples des « démons du paganisme ». Pour accomplir cette tâche, ils étaient prêts à tous les sacrifices, y compris celui de leur vie. De fait, beaucoup connurent le martyre.

L’idée ne les effleurait pas que les civilisations qu’ils rencontraient pouvaient avoir leur grandeur et leur richesse. De même que les penseurs européens comme Kant ou Tocqueville avaient intériorisé l’« évidence » de la suprématie philosophique de l’Occident, ils ne mettaient pas en doute l’absolue supériorité fondatrice du christianisme.
Un prêtre-ouvrier le reconnaît aujourd’hui - modestement et tristement : « II a fallu des décennies pour que certains missionnaires devenus ethnologues découvrent les valeurs religieuses des populations primitives. Et cela, même quand il s’agissait de civilisations de haute culture : qu’on se souvienne de la querelle des rites chinois au XVIIè siècle. »

Cette fameuse querelle opposa les jésuites « sinisés » - notamment Matteo Ricci, grand admirateur des traditions chinoises - aux dominicains, aux franciscains et à la hiérarchie catholique. Elle se prolongea pendant plus d’un siècle et ne fut officiellement tranchée qu’au milieu du XVIIIè siècle. En pratique, il fallut même attendre le concile Vatican II (ouvert en novembre 1960) pour qu’un prêtre africain vienne rappeler à tous le texte de l’apologiste grec saint Justin qui assurait, au IIè siècle déjà, que « le verbe créateur avait laissé des traces de sagesse créatrice en toute culture, en toute civilisation ».

La pesanteur de cette autoconviction occidentale explique la difficulté - mais aussi l’utilité - du travail de déconstruction des postcolonial studies. Une telle entreprise de désenvoûtement est d’autant plus difficile à mener que les peuples conquis, au fil des siècles, ont intériorisé l’idée d’une supériorité de la « civilisation » occidentale. Ils s’y sont plus ou moins ralliés. Cette reddition culturelle fut quelques fois massive mais temporaire (Japon), d’autres fois circonspecte mais durable (Chine ou Inde), d’autres fois encore plus partielle que ne le laissent croire les apparences (Afrique). Dans tous les cas, elle a peuplé et peuple encore de fantômes intimidants la « vallée de l’humiliation ».

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J. C. Guillebaud  : Le commencement d’un monde p. 155

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