L’hospitalité en Macédoine

Des Frères Maristes de Monastir, en excursion, en font l’expérience.

Alexandre, partant à la conquête des Indes, réunit ses principaux officiers et leur distribua tous ses biens. Comme on lui demandait quelle part il se réserverait : « Celle que l’avenir me fera » , répondit le magnanime général.

La générosité macédonienne ne date donc pas d’hier et elle peut, à juste titre, se glorifier d’être plus vieille que l’Europe.
Celle-ci cependant se montre dédaigneuse à son égard et se croit très supérieure quand elle a qualifié une affaire trouble du nom de « macédoine ». Sans cacher que ce terme s’appliquerait mieux à elle qu’à son pays d’origine, cette fameuse Europe pourrait en plus d’un cas recevoir de son ainée de salutaires leçons. Le moderne a tout envahi même ce qu’il y a de plus sacré. Les réceptions entre amis s’expédient comme affaires commerciales ou comme une Réunion de la Société des Nations où chacun se dit le grand ami de tout le monde mais montre immédiatement les dents quand on parle de partager les biens. Comme il fait bon alors de se reporter au bon vieux temps du Moyen Age où tout était simplicité. ; où un familier laisser-aller tenait lieu de nos phrases creuses et facétieuses que l’on dit polies !

Monastir et Obxrida

Monastir que nous habitons est une ville pleine de souvenirs et d’histoire. Elle fut fondée en 350 avant J.C. par Philippe et se trouve sur la fameuse Voie Egnatia , construite par les Romains pour relier Byzance à Rome. Peu satisfaits cependant de faire connaissance avec de si beaux titres de noblesse, nous désirions depuis longtemps visiter Oxrida, petite ville à 8O kms à l’ouest de Monastir. Une circonstance favorable nous procura ce plaisir. Une camionnette mise à notre disposition nous déposa sur une place d’Oxrida.

Oxrida fut la capitale d’un empire bulgare

Qu’est cette inconnue au nom à demi barbare avec, au milieu, un x guttural arabe et que prétendez-vous nous dire sur son compte ? Eh bien ! cette minuscule cité fut autrefois capitale et capitale d’un empire bulgare. L’empereur Siméon y régna glorieusement , après avoir soumis toute la Macédoine actuelle. Elle fut aussi , durant de longues années, le siège du Patriarche de toute la Bulgarie.

Au point de vue catholique, ce fut le dernier Evêché de Macédoine que l’Eglise abandonna il y a 80 ans, faute de fidèles. On y vénère encore le corps de St Clément. Pour les amateurs d’histoire , voilà de quoi les intéresser et s’ils veulent plus de détails, nous leur en donnerons une autre fois.

Mais ces souvenirs sont bien vieux et la poussière du temps qui les recouvre rebuterait vite nos touristes modernes si quelques objets plus alléchant ne les attiraient.

Une ville assise au bord d’un lac

Oxrida est sise au bord du lac de même nom, sur un petit promontoire : montons, si vous le voulez au pied de la vieille tour qui rappelle nos castels de France. De ce point, le regard domine toute la contrée. Sous vos pieds , les maisons descendent en gradins d’amphithéâtre jusque dans les eaux bleues du lac qui, dans les beaux jours, reflètent leurs murailles recouvertes de lierre ; gracieusement encadré de collines plantées de vignes aux pampres jaunes , le lac vous apparaît comme un saphir serti dans un écrin d’or. Des éclairs argentés sillonnent constamment la surface tranquille des eaux : ce sont les superbes truites de 60 centimètres qui se faisaient servir autrefois sur la table des empereurs byzantins. Elles gémissent maintenant , mais non pas nous, de n’être mangées que par de vulgaires bouches. Derrière nous, la plaine , bornée dans le lointain par les cimes neigeuses du Péristéri. Pour le pittoresque du tableau , l’éclat du coloris et de la richesse du décor, le panorama ne le cède qu’au Bosphore ou au lac de Genève…

Nous sommes reçus dans un « kafana »

L’auto nous avait lâché pour aller excursionner en Albanie. Et nous étions à 80 Kms du home ! Que faire ? Point d’hésitation. Quand on a grandi aux pieds du Mont Blanc, on n’est pas homme à se laisser rebuter par les obstacles même les plus grands. En avant donc ! Une première halte après une marche de 20 kms , c’est 4 heures. Nous entrons dans un « Kafana » où nous sommes reçus comme des amis par une demi-douzaine de popes (prêtres bulgares) attablés devant un grand pot de vin.

Ne vous formalisez pas, c’est chose reçue ici. Le pope se voit plus souvent au cabaret qu’à l’église. Ils nous font fête et nous servent à chacun un bon rafraîchissement. Voilà donc l’union des Eglises ? me direz-vous.. Tout doux, mes amis, une telle union cimentée autour d’une bouteille n’est pas faite pour durer. L’heure tardive et la longueur de la route nous obligent à prendre congé de nos aimables hôtes. Ils nous confient à un maire de village qui se charge de nous indiquer le chemin.

Notre guide : le type achevé du Macédonien

Notre guide est le type achevé du Macédonien : petit, trapu, le regard franc et profond, la tête hirsute, point embarrassé de gestes gracieux et de sourires aux contours grimaciers.
Tout en nous parlant il fait tournoyer , avec la longue chaine qui le retient, un énorme couteau qu’il tire et remet sans cesse dans sa gaine , entre la molletière et le mollet. Il est allé chez le préfet , lui exposer sans ambages :
« Notre village est très pauvre et vous lui faites payer trop d’impôts Il faut les diminuer. »

Et le préfet conquis par ses bonnes raisons autant que par son franc parler, lui a donné gain de cause. Il s’en revient donc heureux.

Des brigands qui se laissent attendrir

En passant près d’un petit bois , il nous conte qu’ici même, il y a peu de temps, une bande de « komitadjis » surprit un attelage conduit par un jeune homme. Révolver au point, les bandits obligèrent celui-ci à leur remettre les 800 Napoléon-or qu’il avait reçu de son père pour ses noces. Et le jeune homme de se lamenter et de s’arracher les cheveux. Les « komits » lui demande la raison de tant de larmes.
« Je vais à Monastir pour y célébrer mes noces et je n’ai plus de Napoléons pour les faire »

  • « Il fallait nous le dire ! » reprennent les brigands et de suite ils lui en rendent 200.

Accueillis chez le maire du village

Nous arrivons bientôt au village de notre maire et comme on n’y peut trouver ni auberge ni rien de semblable nous sommes fort contents d’accepter la pressante invitation qu’il nous fait de passer la nuit chez lui. C’est nuit noire. La femme du maire et ses enfants viennent au-devant de nous et, à la lumière d’une bougie, dévisagent ces deux « popes » français . L’homme leur dit un mot et la glace est rompue. Suivis de toute la maisonnée nous montons au 1er étage ; au rez-de-chaussée sont les écuries et la grange. Nous sommes introduits dans la plus belle pièce de la maison

Figurez-vous une boite cubique de trois mètres de côté, percée d’une seule ouverture de la dimension d’un vasistas. Les murs et le plancher sont crépis à la terre glaise brassée avec des bouts de paille qui scintillent à la lueur vacillante d’une veilleuse. Pour tout ameublement, un siège construit avec une souche d’arbre deux fois recourbée en angles droits. Je m’y installe pendant que mon compagnon, vieille barbe turque, croise les jambes à même le sol. Nous sommes chez le Maire !

L’esprit de l’Evangile… - Le souper.

Nous venons de faire 25 Kms et , quoique missionnaires, nous n’avons pas de beaux pieds. Nous n’osons pas cependant manifester notre désir de peur de mettre dans l’embarras notre pauvre homme à cette heure avancée surtout. Mais voilà qu’il a semblé nous deviner et il nous quitte quelques instants. Il reparait portant à la main gauche le plus beau vase sans doute de la maison, à la main droite une aiguière pleine d’eau et sur le bras son plus bel essuie-main. Il dépose le plat à terre, plie ses genoux, retrousse ses manches et se dispose à nous laver les pieds.

Mon compagnon qui reçoit les honneurs est suffoqué d’étonnement et se récrie bien haut comme Saint Pierre :
« Non, non jamais vous ne me laverez les pieds »

Le maire insiste et ne cède enfin que devant les véhémentes protestations de mon confrère.

Il se retire et va donner des ordres à sa femme pour le souper. Nous le supplions de ne rien nous préparer , nos prières ne font que le convaincre dans son dessein. Et pour bien faire toute chose, il va quérir au village un de ses amis qui parle français ou du moins qui l’a parlé, car malgré tous ses efforts il ne parvient pas à se faire comprendre même en style sénégalais. Nous lui faisons tout de même nos compliments, ce dont il se montre très fier.

Le souper est prêt

La maîtresse apporte de la cuisine une petite table ronde, haute de 20 centimètres. Le couvert est vite mis : un coup de torchon pour enlever la terre qui s’y est collée, et c’est tout. Le maire nous invite à approcher. J’abandonne ma position d’ équilibriste et tous assis à la « turca » se range à qui mieux mieux autour du guéridon. On commence par faire circuler une petite fiole de raki (eau-de-vie) Le jus s’en exprime en suçant un biberon de bois qui ferme le goulot. Ne faisons pas les délicats ; l’alcool d’ailleurs purifie tout.. La femme du maire rentre , portant une volumineuse poèle qu’elle dépose sur la table dont elle occupe toute la surface.

Une attrayante sauce rouge

Inutile donc de recommander de ne pas mettre les coudes sur la table. Pendant que l’hôtesse tient le queue de l’ustensile encombrant afin qu’il ne bascule pas, nous nous attaquons à l’aide de petites tranches de pain au mets appétissant, enveloppé dans une attrayante sauce rouge. Mal nous en prit car le « piperka » (piment) dont la sauce est saturée , ne se laisse pas impunément toucher par une bouche européenne. Tout en faisant le tour du palais, il met le feu partout et c’est un feu qui dure. Ainsi nous fîmes guère honneur au plat, et pour masquer notre jeu , nous nous régalâmes du bon pain de maïs, lourd comme pierre. On fit encore passer la petite fiole et l’interprète s’excusant, se retira.

Deux magnifiques couvertures …

Le Maire s’aperçut enfin de notre besoin de sommeil et nous apporta deux magnifiques couvertures faites avec la toison de brebis. Nous nous enveloppons dans la laine moelleuse et nous nous étendons sur le sol. Le maire voulut assister lui-même à notre coucher. Je ne sais pas s’il connaissait les coutumes de la cour du Roi de France qui n’admettaient au coucher que les plus hauts dignitaires ; en tout cas il se montra fort satisfait et nous souhaita bonne nuit avec mille révérences. Notre couche plutôt dure n’eut point convenu sans doute aux habitués du matelas, mais la fatigue avait été si grande que nous dormions les poings fermés et que le soleil trouva nos paupières encore appesanties.

Comment témoigner notre reconnaissance ?

Vite nous secouons notre torpeur car il nous reste encore 60 Kms à parcourir. Nous assistons au repas matinal selon tout le cérémonial du souper. Le piperka revient à l’honneur mais comme on avait remarqué notre méfiance à son égard, on nous servi ensuite une grande terrine de crème. Ce qui est excellent n’a pas besoin de réclame ! Aussi nous est offert sans façon ce régal exquis. Comment maintenant témoigner notre reconnaissance à nos hôtes si généreux ? Leur faire accepter un petit don ; il n’en faut point parler. « L’hospitalité ne se paie pas ! » répond le macédonien. Il nous souvient alors que nous avons dans notre sac une tablette de chocolat. Pour sûr , jamais les marmots qui nous entourent n’ont goûté pareille gourmandise. La tablette est aussitôt répartie avec un petit morceau de pain blanc. La maison est en fête et chacun de se montrer bruyamment son petit lot , mais le plus heureux est celui à qui échut l’image réclame.

Le retour

Nous partons enfin. Le maire nous oblige à prendre une bonne provision d’œufs ; il harnache deux chevaux et veut nous accompagner. Nous n’arrivons pas à l’en dissuader et de force il nous fait monter. Nous cheminerons ainsi deux heures à travers les sentiers pierreux. Le marmot qui a reçu l’image a voulu nous suivre. Il serre son précieux trésor sur la poitrine quand, par inadvertance, il le laisse choir ; le vent l’emporte sur les rochers escarpés qui nous entourent . Les pleurs du marmot ne s’arrêteront que lorsqu’il aura pu récupérer l’objet de sa joie. C’est ainsi que dans ce monde, le bonheur est chose relative…

Arrivés au col de la montagne qui nous cachait le chemin du retour , nous priâmes notre brave homme de ne pas s’éloigner davantage. Il nous indique la route à suivre et les villages où nous devions faire étape et ne se sépara de nous qu’avec regret. Il voulut même que son « poliak » (garde champêtre) nous conduisit jusqu’au bas de la pente.

Pourquoi tant de délicatesse … ?

Et maintenant, me direz-vous, pourquoi tant de prévenances, tant de délicatesses chez un Macédonien, à l’extérieur si rustre ? C’est que ces paysans ont dans les veines le plus pur sang chrétien des premiers âges. Ils possèdent intacte la foi de leurs aïeux que St Paul évangélisa. Et ni les Turcs, ni le schisme n’ont pu éteindre en eux cette flamme de la charité que Jésus vint allumer parmi les hommes. C’est dire de quelles espérances l’Eglise pourra se flatter quand elle aura rangé sous sa houlette tous ces pays de foi que des guides pervers égarent encore loin d’elle. Les Frères Maristes peuvent en témoigner par les deux Frères macédoniens ( morts en 1980 : F. Pierre Vourgouronis à Athènes et F. Thomas Miskovic à Varennes) que la Province d’Orient est fière de présenter à tout l’ Institut. Ils sont dignes de notre V.P. Champagnat et font, au dire des Supérieurs, le charme de tous nos confrères…

F. P. E. (Paul Emile)

Lire plus ? « Gardés par des comitadjis »

Cet article a été publié par « Le Petit Juvéniste » de mars-avril 1935.
Il a été repris dans les Mémoires de fr Hilaire Détraz

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