L’hiver fut très rigoureux, tant en 40 [1940] que les années suivantes. Nous eûmes –35°. Par cette température sibérienne, le casse-croûte gelait dans la musette, le bois ne voulait pas brûler et nous devions épandre du fumier sur 40 cm de neige. Aucun de mes compagnons ne fut gravement malade durant cette période. Par des températures plus clémentes (-10°), nous devions extraire des pommes de terre des silos et trier les pourries : travail encore plus pénible, lorsque la bise s’en mêlait.
Une autre occupation des mois d’hiver, le battage de la moisson durant plus d’un mois, dans une poussière continuelle. Pour ma part, j’étais désigné pour charger les sacs de grain dans les chariots.
Après la machine à battre, venait l’extraction du fumier des étables des génisses. Lorsque celles-ci touchaient presque le plafond, on les faisait de leur perchoir par un plan incliné, et l’évacuation du tas de « bouses » commençait dans une température relativement agréable, sinon parfumée.
Le bétail ne quittait l’étable que pour les saillies dans la cour. Or, ces pauvres bêtes prenaient mal aux pieds. On leur appliquait alors le remède des bains de "boue argileuse". La nourriture des vaches était peu variée, et toujours à base de paille hachée ou de balle de blé mélangée à des betteraves fourragères écrasées, ou à des feuilles de betteraves sucrières. Cette dernière denrée passait l’hiver en silo qui ne s’ouvrait qu’au printemps : avril-mai. Cette ouverture s’annonçait par une odeur nauséabonde envahissant toute la campagne des environs. L’odeur de nos fosses d’aisance n’est rien à côté de ce "parfum". Mais, croyez-moi, le bétail en raffolait, alors que le lait prenait une saveur un peu particulière.
REMARQUE :
Nous sommes restés deux ans, dans ce RITTER-GUT. Quinze hommes, mariés la plupart, dans une promiscuité singulière ; jamais la morale n’a été bafouée. Je pense pouvoir l’attribuer à un profond esprit d’amitié qui nous unissait, joint à cette rancune contre nos vainqueurs, qui tissait un lien entre nous ; de même que la réussite de nos maraudes et la correction de l’Inspecteur à notre endroit. Les quelques messes dominicales entendues ont contribué aussi à cette tenue de conscience collective.
Un incident survint au bout de deux ans.
Le patron, jeune officier en Belgique, était de retour et fier de son rôle, ne supportant pas la moindre réclamation. Or, un matin, à la répartition du travail, le maréchal-ferrant, un Français, refusa d’aller dans les champs. Le patron, énervé, lui porte deux coups de canne sur les fesses, disons pas très violents, mais le geste fut très mal interprété par notre groupe. Certains voulaient faire grève. Sur mon conseil, les équipes partirent au "boulot", avec ordre de mettre la vitesse "zéro".
On discute fort… Que faire ? Je proposai d’écrire une réclamation au camp, en relatant l’incident et demandant notre changement : signature de tous. L’Inspecteur était très ennuyé, et regrettait le geste du patron, mais ne pouvait rien faire. Huit jours passèrent.
Un matin, un jeune officier allemand me fit appeler. Il était au courant de notre demande et s’efforçait de minimiser la portée du geste. Il m’offrit trois solutions :
- 1° Rester sur place, avec des égards supplémentaires
- 2° au choix, rester ou partir ;
- 3° changer de lieu et placement dans des petites fermes.
Communication faite aux copains, on convint de laisser la liberté de choix. Les deux "vachers" choisirent de rester. Ils avaient une bonne place. Ecoutez bien : le maréchal-ferrant opta pour rester ! Bon nombre d’entre nous lui auraient volontiers administré quelques vigoureux coups de pied bien placés …
(Mémoires inédits de fr Charles Bonnet)