La damnation, un amour librement refusé

Mais la liberté de l’homme est telle que l’amour inconditionnellement offert peut se voir inconditionnellement refusé.

Qu’est-ce qu’un amour sérieux ? C’est un amour qui n’abolit pas la liberté humaine, mais qui la fonde. L’amour ne serait pas l’amour s’il manipulait la liberté en vue d’obtenir coûte que coûte la réciprocité. Avec vos enfants, certes, quand ils sont tout petits, vous arrivez à obtenir la réciprocité. Vous obtenez une caresse, un baiser, la fin d’une bouderie ! Mais ce sont des gamins ! Dieu ne nous traite pas en gamins. L’amour n’est plus l’amour s’il dit : je t’obligerai finalement à m’aimer. On ne peut obliger personne à aimer. Contraindre à aimer, ce n’est pas aimer.

Dans un livre admirable, Jean Lacroix a écrit une phrase qui est peut-être une des phrases les plus profondes qui aient été écrites ces dernières années :
« Aimer, c’est promettre et se promettre de ne jamais employer à l’égard de l’être aimé les moyens de la puissance. Refuser toute puissance, c’est s’exposer au refus, à l’incompréhension et à l’infidélité. »

II y a de multiples puissances qu’on utilise toujours plus ou moins dans l’amour humain, depuis la pression de la séduction dont l’allure est anodine jusqu’à la violence abjecte. La coquetterie, la flatterie, le mensonge sont des vers cachés dans les beaux fruits qu’on offre. Et il y a toutes les formes de viol camouflé ou non.

Rien de tout cela en Dieu : en lui l’amour n’est qu’amour, donc c’est un amour qui s’interdit absolument l’usage de la puissance. Son amour est vraiment donné, et cela implique qu’il devienne un amour accueilli. Qui peut garantir que l’amour réellement donné, ou offert, ne sera jamais un amour librement refusé ? Si vous prétendez qu’une telle garantie existe, il n’y a plus d’amour. Car vous ne pouvez trouver cette garantie ailleurs que dans l’usage de la puissance. La seule garantie possible, ce serait que Dieu nous oblige à l’aimer !

En réalité, le refus de l’amour est quelque chose de proprement effarant.

C’est à la limite du pensable. Ou, si vous préférez, ce n’est pensable que comme une limite. Par contre, ce qui est au-delà du pensable, au-delà de toute limite, c’est que Dieu puisse cesser d’aimer. Il n’y a pas de mal-aimés de Dieu. Mais la liberté de l’homme — qui fait sa grandeur — est telle que l’amour inconditionnellement offert peut se voir inconditionnellement refusé.

Si vous estimez qu’il est impossible que l’homme engage dans un égoïsme conscient et entêté le fond de soi, vous diminuez l’homme, vous le réduisez plus ou moins, comme dit Sartre, à être une poupée entre les mains des dieux. Vous en arrivez à imaginer un dieu qui tout à la fois créerait, fonderait notre liberté, et la figerait, la pétrifierait, la manipulerait, ce qui ne vaut pas mieux.
Quand on croit vraiment à la grandeur de l’homme, on croit aussi que l’éventualité de la damnation est inscrite, comme refus inconditionnel d’amour, dans la structure même de sa liberté. L’éventualité de l’enfer est un élément structurel de notre liberté divinisable.

La foi de l’Église, c’est exactement cela : la grandeur de Dieu, la sainteté de Dieu, la pureté de l’amour de Dieu qui s’interdit l’usage de quelque puissance que ce soit pour nous contraindre à aimer, la grandeur de l’homme, la grandeur de la liberté de l’homme impliquent que la damnation est inscrite comme éventualité réelle au plus intime de lui-même. C’est tout mais cela va loin !

François Varillon, extraits de ses conférences
cf « Joie de croire, joie de vivre », p. 198

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